Tribune : La Cinquième république togolaise : catastrophe politique ou aubaine historique pour un nouvel ordre national !
Le changement de la constitution de la République Togolaise qui bascule le pays dans un régime parlementaire alimente toujours les débats. D’une part, des actions continuent de plus belle pour contraindre le pouvoir à revenir à l’ancienne loi fondamentale. De l’autre part, des universitaires poursuivent la pédagogie en expliquant la nécessité d’une nouvelle République pour le Togo. C’est le cas par exemple du Dr Folly Gada Ekue.
Dans sa tribune intitulée « La Cinquième république togolaise : catastrophe politique ou aubaine historique pour un nouvel ordre national ! », l’enseignant chercheur des universités du Togo énumère les insuffisances de la Quatrième république et évoque l’urgence de son dépassement. Pour le président du Mouvement du mouvement Citoyens Unis pour l’Intégration, la République précédente a trainé comme tare l’amalgame entre le politique et le public. Lisez sa tribune !
Avant que l’histoire ne nous considère comme des consentants silencieux et passifs à l’ordre des choses, comme des opportunistes taiseux, ou pire, comme des missionnaires démissionnaires devant les pesanteurs du temps, il est bien préférable que notre opinion en tant que mouvement politique et en tant que citoyen soit exprimée.
La Quatrième république : un système politique instable destiné à être dépassé
Aucune œuvre humaine n’est parfaite et la Quatrième république togolaise n’a point échappé à cette maxime. Elle avait ses imperfections et ses tares qui, ma foi, ont déterminé à plusieurs reprises des interventions correctives du législateur. Il faudra retenir qu’elle n’aura jamais su procurer de la stabilité politique à notre pays. Or c’est bien cela qu’on attend d’un texte fondamental : qu’il reflète autant que possible les complexités de la réalité sociale qu’elle est censée régir et qu’il soit suffisamment prospectif pour la faire évoluer vers des stades qualitatifs plus avancés. Mais la Quatrième république était loin de répondre à ces standards. Elle a trainé des tares que sa génération de politiques n’a décidément pas su sublimer. Elle était inéluctablement destinée à être dépassée, oui, pour le bien des Togolais.
L’une des tares les plus résilientes que cette république a trainée, c’est l’amalgame entre le politique et le public. Cette tare fut la cause systémique de l’exclusion légale de la gouvernance de la chose publique de plusieurs acteurs ou citoyens pourtant compétents et dont l’engagement pour l’Etat aurait pu faire progresser significativement notre pays. Hélas, tout ce beau monde est resté dans la périphérie de l’action de l’Etat dans l’espoir de l’alternance politique avant d'être utile à son pays. Cette ségrégation structurelle des talents légalement instaurée par un système politique décidément manichéen a causé beaucoup de mal à notre pays. Mais la politisation aiguë de l’Etat est un mal dont le pays aurait pu guérir avec la Constitution de 1992 si le Constituant avait pris soin d’isoler l’Etat et son administration des enjeux de la vie politico-partisane, de sorte que les administrateurs fussent des acteurs super-partes agissant uniquement pour le bien public sans subir le diktat des considérations discriminatoires propres au monde politico-partisan. Vu la résilience des velléités d’exclusion et de vendetta qui agitent nos interactions sociopolitiques, la sacro- sanctuarisation d’une figure institutionnelle impartiale, républicaine et apolitique qui veillerait à une équitable jouissance par tous des biens publics, aurait été un pas de géant dans l’ingénierie administrative du pays. C’est bien cette tare de la république de 1992 qui a contribué à exacerber les tensions et les rivalités autour de toutes les charges publiques auxquelles l’on accède par militantisme ou par allégeance politique. Il en est de la position du Chef de l’Etat qui était hautement convoitée comme de toutes les hautes magistratures du pays. L’activité politique au Togo est ainsi très rapidement devenue un outil d’ascension sociale et d’autoréalisation au détriment de l’intérêt général. La classe politique de l’opposition pourtant très jeune et vivace dans les années 1990 s’est malheureusement embourbée dans une morbide compétition pour un seul trône, lequel trône, Dieu faisant, leur a résulté jusqu'à aujourd'hui inaccessible. Ce conditionnement intense et frustrant a fait de la plupart des leaders de l’opposition soit des perdants, soit des aigris, soit des transhumants politiques en trahison de leur conviction propre, soit des déçus récidivistes vautrés dans tous genres d’intrigues déplorables les uns contre les autres ou au dos du peuple. Voici un aspect souvent ignoré du triste bilan de cette république !
Enfin, nous devons l’admettre : le système multipartite de la Quatrième république était malade et structurellement déréglé. Il était marqué par trop de tensions, de violences et d’injustices. Si autrefois ses dérives étaient généralement imputées au parti au pouvoir, aujourd’hui l’opposition n’est pas moins concernée. Tôt ou tard une réflexion critique globale sur ce système politique extrêmement turbulent et dévastateur allait finir par se faire. Mais entendons-nous bien : la Quatrième république n’est pas le premier théâtre d’expérimentation politique délétère dans l’histoire de notre pays. Le multipartisme togolais en général n’a vraiment jamais procuré de stabilité et d’équilibre politique, et ce depuis la première république. Mais l’on remarquera que les deux thérapies effectivement essayées contre ce problème togolais par les deux plus illustres présidents du Togo, présentent des similitudes frappantes…
D’abord en 1961, outrepassé par les tensions récurrentes nées de la compétition politique Sylvanus Olympio a fini par se convaincre que le Togo ne pouvait pas réussir dans la désunion. Il résolut alors de mettre un terme au multipartisme au profit d’un seul parti, le Parti de l’Unité Togolaise (PUT). Ensuite en 1969, Gnassingbé Etienne, agacé d’une part par les incessantes querelles politiques de la deuxième république et d’autre part par l’instabilité institutionnelle qui en résultait, résolut de geler toutes les activités politiques partisanes dans le pays au profit d’un seul et unique creuset national (RPT, à la suite de l’appel du 30 août) au sein duquel les populations devaient s’exprimer et contribuer au progrès de la jeune nation. Quelle coïncidence !!! Deux hommes, deux périodes, même diagnostic et même thérapeutique. Serait-ce un hasard ou l’empreinte prémonitoire du particularisme du Togo ? Tout compte fait, la tentative d’Olympio de faire taire les effervescences et les antagonismes politiques a été tancée, contestée et combattue. On sait qu’il en a été de même pour E. Gnassingbé dont le pouvoir devenu caporalisé a été remis en question en 1990 au nom de la liberté d’expression et surtout du droit de participation de tous aux compétitions politiques. La chute d’Olympio a entrainé le retour à un multipartisme relativement contenu, la mort du Rassemblement du Peuple Togolais (en tant que parti-état) a provoqué l’émergence d’une pléthore de leaders politiques dits « opposants », chacun nourrissant l’ambition de devenir président de la république. Cette dynamique politique qui a vu ces leaders se battre les uns contre les autres pour monter au pouvoir, a contribué à une banalisation de l’engagement politique et à une inversion de la raison politique au Togo. Trop de « papabili » pour un seul trône. Le chaos est garanti.
Le Togo de la Quatrième république n’a vraiment jamais su transcender les démons de la compétition politique. Cette république maladive de sa loi fondamentale en apparence « parfaite » mais qui semblait impraticable par les acteurs politiques, cette république fatiguée de ces interminables dialogues politiques, cette république triste de ses milliers de morts, cette république extrêmement divisée et fragilisée par les innombrables embargos financiers des « partenaires », cette république dont le droit politique a fini par disposer les « opposants » à ignorer l’essentiel, en l’occurrence « le mépris de soi au profit de l’intérêt du peuple », enfin cette république qui a vu grandir et vieillir toute une génération de togolais(es), il était temps de la dépasser et d’ouvrir une nouvelle page dans l’histoire politique du pays. Les seules incertitudes concernaient les conditions pratiques dans lesquelles le dépassement de cette république allait survenir, à qui serait revenu le droit à l’initiative et quels acteurs l’auraient porté … !!!
Le monopartisme, une solution contingente désavouée par l’histoire
S. Olympio et E. Gnassingbe furent ceux à qui l’honneur a échu avant nous d’affronter et de résoudre le problème de l’instabilité politique du pays. Leur thérapie fut l’option monopartite. Si ces deux Grands Citoyens d’Etat, à plusieurs années de distance et sans se concerter, ont opté pour le monopartisme pour « apaiser et stabiliser » l’espace politique, le troisième quant à lui, c’est-à-dire M. Faure E. Gnassingbe, a choisi une autre voie : le retour au parlementarisme. Ce format audacieux traduit un évitement radical de la thérapeutique appliquée par ses deux prédécesseurs qui ont peut-être péché en pensant pouvoir bâillonner le droit naturel à la libre expression de leurs concitoyens. Le nouveau parlementarisme togolais maintient ainsi le système multipartite tout en confinant astucieusement les dynamiques conflictuelles du politique au niveau du Parlement, du Sénat et de l’Exécutif. Il isole surtout la figure du Chef de l’Etat qui devient formellement un acteur super-partes et garant de l’unité nationale. Bien que ce président de la République semble n’avoir pour le moment aucun pouvoir substantiel, on espère que son statut et ses prérogatives évolueront au point qu’il finisse par jouer pleinement le rôle d’institution arbitrale et de défense de l’intérêt général du pays.
Une chose reste certaine : l’homme de pouvoir face aux défis qui relèvent de sa responsabilité est appelé à prendre des décisions et à orienter le pays dans les limites qui lui sont consenties par ses pouvoirs. Certes, les critiques ne manquent pas, allant jusqu’à prêter au Chef de l’Etat des intentions de monopolisation monarchique du pouvoir. Mais aujourd’hui, et je le dis à sa décharge en toute bonne foi, nul ne le blâmera de n’avoir pas essayé. Surtout nul ne le blâmera de n’avoir pas eu le culot d’entreprendre une voie différente de ces deux prédécesseurs.
Quid des contestations et des oppositions à la Cinquième république ?
En soi, le passage à une cinquième république n’est pas un mauvais pas pour le Togo. Aucun acteur politique objectif ne nierait cette évidence. Qui plus est, l’adoption d’un régime parlementaire novateur et particulariste n’est pas une si mauvaise alternative au texte constitutionnel de 1992 dont nous connaissons au moins aujourd’hui, après 30 ans de pratique, les infortunes, les forces et les limites. Le changement de république aurait donc pu être accompagné depuis le début par la classe politique et par la société civile togolaises, s’il avait été mis au goût du jour sans précipitation, en toute transparence et surtout dans le respect du peuple.
C’est donc la méthode et la procédure employées qui ont heurté et qui constituent a priori le « péché » capital de ce changement constitutionnel, la question du fond ayant toujours été restée ouverte. La sensation de déconsidération du peuple est ce qui a le plus fait mal. Mais lorsqu’on y réfléchit plus finement, l’on pourrait se demander au nom de quelle norme toute une portion de l’opinion publique nationale est-elle arrivée à s’imaginer que le peuple aurait dû être consulté dans le cadre de ce changement de république ?
La consultation populaire par référendum est prescrite par la C92 comme procédure de révision aggravée du texte constitutionnel, en particulier pour ce qui concerne certaines dispositions dont l’article 59 relatif à la mandature du Chef de l’Etat. Mais dans notre cas d’espèce il ne s’agissait pas de révision constitutionnelle. Nous étions bel et bien en présence d’un changement intégral de constitution avec l’effet disruptif de passage à une nouvelle république. Avant donc de porter un jugement sur la méthode utilisée, il convient de s’assurer de l’existence d’une norme juridique encadrant le passage d’une république à une autre. Et bien entendu, à moins d’une erreur de ma part, une telle norme n’existe pas. Pourquoi donc les uns et les autres ont-ils formulé des critiques d’ordre procédural contre le parti au pouvoir ? Ce qu’il fallait comprendre et éventuellement expliquer à l’opinion, c’est qu’il s’était agi plutôt de l’exercice d’un pouvoir constituant originaire dans le but de changer de république, par des « volontés » qui ont mobilisé pour la circonstance une institution existante, c’est-à-dire l’Assemblée Nationale. C’était tout. Était-ce normal et légal ? Là n’est pas la question. Car lors de l’exercice du pouvoir constituant originaire il n’y a que la loi de la force et de la capacité qui prévale, les normes juridiques prescriptives de procédures étant inexistantes ou généralement suspendues. Puisque cette opération advient toujours en défiance de toute disposition normative existante, sur quelle base pourrait-on donc la juger, la condamner ou l’absoudre ?
L’impeccable exercice du pouvoir constituant originaire sans révolution ni effusion de sang
La question qu’il convient de poser aux Togolais est celle de savoir ce qu’ils auraient préféré, entre un passage à une nouvelle république par le truchement d’une révolution populaire ou à la faveur d’un coup d’état militaire avec des risques de dérapage et de guerre civile d’une part, et un changement de république grâce juste à l’interventionnisme d’une institution constituée (l’Assemblée nationale) ? En d’autres termes, entre toutes les options possibles d’exercice du pouvoir constituant originaire, la méthode institutionnelle, comme on l’a vu entre décembre 2023 et avril 2024, n’est-elle pas finalement la meilleure ou la « moins pire » ? Je me la suis posée à plusieurs reprises et ma réponse reste univoque : la démarche institutionnelle adoptée par les initiateurs de ce changement de république est de loin préférable. Analysons à ce propos quelques données tirées de notre histoire politique.
Primo, en 1969, lorsque E. Gnassingbe mettait un terme au multipartisme ce fut par décision arbitraire, sans aucune consultation populaire : un seul homme par sa volonté impose un système politique à tout un pays sans le moindre accompagnement, ne serait-ce que de façade, de quelque institution existante que ce soit. N’était-ce pas là une violation de la volonté populaire, d’autant qu’il n’y avait pas eu de référendum ? Et lorsqu’il voulut créer un parti-état, ne s’était-il pas juste limité à l’appel du 30 août qui fut tout sauf un référendum ? Quand il s’agit de changement de république, le référendum est juste une option, et il faudra l’admettre, comme une option parmi tant d’autres et non une obligation ; parce que l’on est spécifiquement dans le cadre de l’exercice d’un pouvoir constituant originaire. Le référendum reste un outil à l’entière discrétion des acteurs qui à un moment donné de l’histoire décident, au nom d’un pouvoir auto-légitimant et d’une puissance originaire pure qu’ils expriment, de changer le cours des choses. Secundo, en 1990, la tenue de la conférence nationale souveraine avait-elle été décidée par voie référendaire ? Non. Elle fut l’expression de la volonté pure d’une partie des acteurs qui ont juste su l’imposer. Quelle disposition constitutionnelle avait présidé au choix des délégués ? Aucune. Pourtant l’Acte n°7 y a été rédigé et approuvé en tant que texte substitutif de la constitution de la troisième république dont la mort avait aussi été décidée arbitrairement. Aucune procédure constitutionnelle préétablie n’avait dû être observée lors de tous ces évènements à portée nationale. C’est ainsi que se manifeste et s’encadre l’exercice du pouvoir constituant originaire.
Voilà deux exemples de processus de mise en place d’un ordre politique nouveau dont l’initiative a été arbitraire, parce que sans lien avec la moindre norme juridique existante. Dans le premier cas, E. Gnassingbe a librement choisi la technique de la palabre africaine, sans révolution ni effusion de sang pour instaurer son nouvel ordre politique. Ça a marché. Dans le deuxième cas, c’est la révolution populaire qui a imposé la technique adoptée pour provoquer le passage à la Quatrième république : rapport de force, violence et chaos politique et social. Cela a pourtant été applaudi, mieux, considéré comme salvateur par une large partie de l’opinion nationale. Ainsi à chaque fois que le changement de république apparait comme une nécessité pour un certain nombre de forces politiques en capacité de le provoquer, le changement advient. Et le plus grand service que ces forces peuvent rendre aux peuples c’est d’agir en limitant la violence et en évitant le chaos.
La mobilisation de l’Assemblée Nationale togolaise pour le passage à la Cinquième république fut donc le choix discrétionnaire opéré par les forces responsables de l’actuel changement. C’est ce que l’histoire devrait retenir.
Mais Dieu écrit droit avec des lignes courbes : vers un nouvel ordre national ?
Il est peut-être temps de dédramatiser ce passage subit du Togo à une cinquième république. Oui, il serait temps que la classe politique (partis politiques et mouvements politiques confondus) transcende le traumatisme subi et revienne à la table du dialogue pour avancer. Dieu n’écrit-il pas droit avec des lignes courbes ? Il y a d’innombrables aspects positifs dans ce nouveau parlementarisme. Savoir cultiver le meilleur côté des choses transforme notre perspective de la réalité et ouvre des portes dont on ne pouvait soupçonner l’existence. Au-delà de la figure présidentielle super-partes, ce régime parlementaire qui est, admettons-le, perfectible offre à l’état togolais la possibilité de se dérober radicalement à un certain nombre de manœuvres impérialistes étrangères. Dans l’actuel contexte géopolitique sous-régional marqué par l’ascension de l’idéologie panafricaine et par une fièvre souverainiste, cet avantage stratégique n’est pas à banaliser.
Je plaide donc pour une participation de la classe politique à l’engrenage institutionnel de la nouvelle constitution. C’est l’heure de mettre la main à la pâte afin qu’enfin le débat sur le fond en vue de l’amélioration du texte constitutionnel puisse se faire dans la sérénité. Je plaide pour que les mouvements politiques soient associés au même titre que les partis politiques à ce débat, soit dans un cadre séparé soit dans le CPC déjà existant. Je plaide pour que le parti au pouvoir soit ouvert aux doléances légitimes des acteurs politiques visant une révision du cadre légal des futures compétitions politiques. Je plaide enfin pour que la prochaine assemblée nationale soit plus inclusive que l’actuelle afin que le jeu parlementaire soit suffisamment fécond. Le Togo est un bien commun. Faisons-en un jardin où tous pourraient y vivre et trouver un refuge aux heures de détresse.
Dr EKUE Folly Gada.
Président du mouvement Citoyens Unis pour l’Intégration
(Ex-Mouvement Panafricain ALAGA)