Affaire Steve Amoussou : l’action publique contre Ouanilo Fagla et Cie suit son cours au Togo malgré la décision de la CRIET béninoise, selon le magistrat Henry DOGO
Même si la Cour béninoise de Répression des Infractions Economiques et du terrorisme (CRIET) a vidé à son niveau le dossier relatif au “kidnapping” de Steve Amoussou en terre étrangère du Togo, les béninois tout comme les togolais continuent d'espérer que les autorités togolaises ne devraient pas laisser impunie la violation de la “souveraineté territoriale” de leur pays. Afrique Inter vous propose en exclusivité l'analyse pédagogique de M. Henry DOGO, magistrat du ministère public (procureur de la république) sur cette infraction criminelle dont le Togo accuse le proche du président Patrice Talon, Ouanilo Médégan Fagla et Cie.
Afrique Inter : La condamnation par la justice béninoise de deux des quatre ravisseurs de Steve AMOUSSOU signifie-t-elle la fin de l’action de l’action publique à leur encontre au Togo ?
Henry DOGO, Magistrat du ministère public au Togo: Qu’il me soit permis d’abord d’adresser un grand merci aux promoteurs d’Afrique Inter pour la confiance et la considération placées en notre modeste personne pour cet entretien. Ensuite pour la volonté pédagogique manifestée envers nos concitoyens sur des questions judiciaires. Car le monde judiciaire n’est facilement compris que des seuls acteurs de la justice que sont les magistrats, les avocats, les greffiers, les officiers de police judiciaire, les huissiers et autres. Pour tout le reste, le droit judiciaire ou le droit de la pratique judiciaire reste et demeure énigmatique. C’est d’ailleurs l’un des facteurs du déficit de confiance des citoyens en l’institution judiciaire. La communication devient donc un outil indispensable à la restauration de cette confiance Justice-Citoyens, gage de la stabilité de l’Etat. Enfin, nous espérons qu’avec Afrique Inter, les citoyens seront plus instruits sur les questions d’ordre judiciaire qu’il abordera à titre pédagogique.
Venant à l’affaire Steve AMOUSSOU, il faut dire sans langue de bois que c’est une affaire sérieuse. Et il faut la traiter comme telle pour que plus jamais, cela ne se reproduise. Je crois que c’est dans cette logique que s’inscrit l’action du parquet de Grande Instance de Lomé. Imaginez un seul instant que cette action malveillante ait visé un citoyen togolais. Comment allions nous procéder pour le récupérer ? Pour être honnête, c’est très inquiétant. Si la police béninoise recherche un citoyen béninois qui se trouve en terre togolaise, il existe des accords dans ce cadre. D’ailleurs, le Togo et le Bénin ont déjà coopéré efficacement par le passé dans ce domaine.
Si j’ai bonne mémoire, le 5 avril 2018, la police togolaise avait appréhendé 13 présumés cybercriminels communément appelés « Gaymen » qui s’étaient réfugiés au Togo. Ils ont été remis aux autorités policières béninoises (Quotidien béninois d’Information, d’Analyses et de publicité, N°107 du 6 avril 2018, p.7) en vertu de l’article 11 § 1 de l’accord de coopération en matière de police criminelle entre les Etats de la CEDEAO signé le 19 décembre 2003 à Accra.
C’est donc inadmissible qu’en dépit de cet instrument juridique communautaire pertinent, que des étrangers entrent sur le territoire togolais pour enlever une personne et traverser la frontière sans que personne ne le sache. Excusez du peu ! C’est trop facile ! Personnellement, je n’en suis pas encore persuadé. Quand nous voyageons et que nous sommes amenés à entrer en terre étrangère, les services d’immigration de notre Etat et de l’Etat hôte nous posent des questions sur les motifs de notre sortie et de notre entrée. Ils nous demandent de présenter des documents pour justifier nos réponses avant de nous laisser passer. C’est pourquoi la lumière doit absolument être faite sur ces faits, et nous pensons que c’est le but de la procédure initiée par le procureur de Lomé.
Pour revenir à votre question, il est important de souligner que l’instruction dans cette affaire étant en cours, mon intervention ne va en aucun cas toucher le fond. C’est simplement à titre pédagogique que je vais aborder le dossier et uniquement sur des questions procédurales en vue de permettre à nos concitoyens d’avoir une idée claire de ce qui peut se passer dans un dossier pénal de cette nature.
Pour permettre aux lecteurs de mieux comprendre, nous allons dans un premier temps définir ce que l’on désigne par « action publique ». Lorsqu’une infraction est commise, elle est génératrice d’un trouble social qui mérite d’être sanctionné. Pour qu’il y ait cette sanction, il faut qu’une action soit initiée au nom de la société dont l’ordre social ou public a été troublé. Elle s’appelle l’action publique ou « action pour l’application des peines ». Celle-ci est exercée par le ministère public ou le parquet, qui est « l’autorité chargée de défendre l’intérêt de la société et l’application de la loi devant les juridictions judicaires ». Pour faire simple, en procédure pénale, l’action publique est celle qui est mise œuvre par le procureur de la République dans le but de faire juger et condamner par un juge ou un collège de juges, une personne suspectée d’avoir commis une infraction à la loi pénale.
Par rapport à votre question, vous voulez savoir si le jugement au Bénin de deux des ravisseurs de Steve AMOUSSOU met fin à la procédure engagée par le procureur de Lomé. Pour déterminer si l’action publique initiée par le procureur béninois près la Cour de Répression des Infractions Economiques et du Terrorisme (CRIET) contre les personnes visées, met un terme à celle de Lomé, il importe de mettre en relief les cas dans lesquels une action publique peut prendre juridiquement fin. Ces cas sont les suivants :
- Le décès de la personne poursuivie. La règle est simple : on ne juge pas une personne décédée.
- L’amnistie pure ou en considération des faits ou de certaines circonstances personnelles, ôte aux faits tout caractère délictueux et éteint immédiatement l’action publique dès l’entrée en vigueur de la loi d’amnistie. Très souvent, elle a un caractère politique.
- L’abrogation de la loi pénale, créant ainsi un effet rétroactif.
- La prescription légale qui est de cinq ans pour les délits, de dix ans pour les crimes et d’un an pour les contraventions (article 7 du code de procédure pénale togolais). Cependant, certains crimes sont imprescriptibles tels que la torture prévue à l’article 198 du nouveau code pénal togolais et les crimes internationaux prévus aux articles 143 et suivants du nouveau Code Pénal togolais. (Crime de génocide, crime de guerre, crime contre l’humanité etc…).
- La chose jugée. C’est-à-dire, lorsque la personne a fait l’objet d’un premier jugement définitif pour des faits déterminés, elle ne peut plus juridiquement faire l’objet d’une autre procédure pour ces mêmes faits. C’est un principe directeur de la procédure prévu tant par les législations nationales que par les instruments internationaux. Au Togo, il est prévu à l’article 6 du code de procédure pénale en vigueur. Sur le plan international, il est consacré par l’article 14 § 7 du Pacte International sur les Droits Civils et Politiques (IDCP) qui fait d’ailleurs partie du bloc de constitutionnalité togolais. Principe d’ordre public universel, c’est un droit de l’homme désigné dans le jargon judiciaire par l’expression juridique latine « non bis in idem » ou « ne bis in idem ».
Selon ce principe, en matière pénale, aucune personne légalement jugée et condamnée ou relaxée /acquittée pour des faits donnés ne peut plus être reprise ou accusée en raison des mêmes faits, même sous une autre qualification. Ainsi, dès lors qu’une personne a été jugée pour un fait délictueux ou criminel par une juridiction légalement constituée et qu’elle a été par une décision définitive condamnée ou déclarée non coupable, elle ne peut plus être arrêtée ou jugée pour ces faits.
Dans le cas d’espèce, au regard des éléments que je viens d’évoquer, il est clair que seul le dernier élément c’est-à-dire le principe de l’autorité de chose jugée peut être invoquée pour faire obstacle à l’action publique initiée par les autorités judiciaires togolaises. Le ministère public près la CRIET est dirigé par un excellent magistrat qui connait très bien ce principe. C’est pour cette raison qu’il a bien voulu le déployer pour, comme on le dit souvent, « couper l’herbe sous les pieds » du procureur de Lomé et mettre ainsi fin à son action.
En effet, les poursuites diligentées au Togo et celles initiées au Bénin concernent les mêmes personnes et les mêmes faits même si ceux-ci ont reçu des qualifications juridiques différentes. Du côté de Lomé, selon le communiqué du parquet de Grande Instance de Lomé, il s’agit d’« Enlèvement et complicité d’enlèvement ». De celui du Bénin, il a été question d’« arrestation illégale ». Peu importe la qualification juridique retenue, il est constant que ce sont les mêmes faits matériels. En conséquence, l’on peut naïvement penser que l’action publique initiée par Lomé est irrecevable devant le juge togolais à la suite de la décision rendue par les juges béninois de la CRIET. C’est avoir une vision réduite
de l’application du principe « non bis in idem » que de conclure ainsi. Si telle est l’intention réelle du procureur près la CRIET béninoise alors, excusez-moi, il s’est complètement fourvoyé parce qu’il a peut-être ignoré qu’au-delà de l’universalité de ce principe, les exceptions dont il souffre, liées à son application dans l’espace, lui ont complètement échappées.
Je voudrais donc profiter de l’audience qu’Afrique Inter m’accorde pour l’éclairer sur l’application de ce principe, et permettre aussi à nos concitoyens intéressés par les questions judiciaires, de mieux cerner les contours de ce principe juridique de la procédure pénale. Le principe « non bis in idem » s’applique entre les juridictions pénales d’un même Etat d’une part, et, à l’égard des juridictions pénales nationales vis-à-vis des décisions rendues par les juridictions pénales internationales d’autre part. Par contre, entre des juridictions pénales nationales de deux Etats différents, il n’est pas applicable. Je ne vais pas aborder l’application du principe entre les juridictions pénales internationales et les juridictions pénales nationales puisque ce n’est pas ce cas qui se présente.
Sur le plan national, il s’applique sans exception à toutes les juridictions pénales d’un même Etat. Lorsqu’un individu a été jugé, condamné, ou relaxé/acquitté par une juridiction pénale nationale d’un Etat pour un délit ou un crime, aucune autre juridiction nationale de cet Etat, ne peut plus déclencher contre celui-ci une autre procédure liée au même crime ou délit. Par exemple si Monsieur X a été arrêté, jugé et condamné ou relaxé par le Tribunal correctionnel de Kara pour vol d’une voiture au Bénin, aucun autre tribunal du pays ne pourra le juger une deuxième fois pour le même vol. Mais un tribunal pénal de la République du Bénin peut le rejuger pour ce même fait. L’application du principe « non bis in idem » pose en effet problème lorsqu’on se retrouve sur le terrain du droit pénal international, au regard des considérations souverainistes des Etats. Par quelle alchimie, l’on peut contraindre un Etat souverain à se soumettre à une décision rendue en matière pénale par la justice d’un autre Etat ? Autrement dit, comment la décision rendue par la CRIET béninoise va – t- elle s’imposer à l’Etat togolais ? Sur cette question, le Comité des droits de l’homme des nations unies chargée de surveiller la mise en œuvre du PIDCP affirme clairement que l’article 14 § 7 qui prévoit ce principe, n’interdit pas « les doubles incriminations pour un même fait que dans le cas de personnes jugées dans un même Etat » (CPPR/C31/D 204, 2 novembre 1986, AP c/ Italie). Ainsi, la décision de la CRIET ne s’impose qu’aux autres juridictions pénales de la République du Bénin.
L’autre élément justifiant la non application de ce principe est celui du critère de la territorialité des faits, c’est-à-dire le territoire sur lequel les faits ont été commis. Par rapport à cet élément, lorsque des faits sont commis sur le territoire d’un Etat A, l’autorité de la chose jugée ne s’applique pas à l’Etat A lorsqu’un autre Etat B venait à juger le ou les auteurs de ces faits. La chambre criminelle de la cour de cassation française, dans un arrêt du 17 mars 1999 est précise sur la question. Elle affirme que lorsqu’un étranger a commis une infraction en France, et qu’il a été jugé et condamné définitivement dans son pays d’origine pour cette infraction à la suite d’une « dénonciation officielle des faits par des autorités judiciaires françaises, l’action publique française n’est pas éteinte par la chose jugée ». La même position est partagée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) dans l’affaire Dieter Kroambach c/ France. Dans cette affaire, le requérant (Dieter Krombach), accusé de meurtre d’une jeune fille en France avait bénéficié d’un non- lieu de la justice allemande.
En dépit de ce non-lieu, la justice française avait initié de nouvelles poursuites contre lui pour ce même crime. C’est ainsi qu’il s’est plaint devant la Cour européenne contre la France, pour violation de son droit à ne pas être jugé deux fois pour les mêmes faits, consacré par l’article 14 § 7 du PIDCP. En réponse, la Cour européenne a affirmé à cette occasion que, le principe « non bis in idem » n’a pas été violé par la France dans la mesure où « les poursuites à l’encontre du requérant ont été conduites par les juridictions de deux Etats différents » (CEDH, Dieter c. France, 20 févr.2018, N°67521/14.).C’est aussi la raison pour laquelle aucun Etat requis d’extrader un individu ne peut évoquer le jugement par un Etat tiers pour s’opposer à la demande d’extradition. La chambre criminelle de la cour de cassation a « pu censurer une chambre d’accusation qui avait émis un avis défavorable à une demande d’extradition, au motif que les faits avaient été jugés par les juridictions d’un Etat tiers » (Crim. 8 juill.1997, Bull crim. n°207 ; RG proc. 1998, obs. D. Rebut. Voir également REBUT (D.), Droit pénal international, Dalloz, 2019, p. 203).
En outre, quand on observe de près la procédure adoptée (la procédure sommaire ou le flagrant délit) et la vitesse avec laquelle elle a été conduite, l’on peut être fondé, toute raison gardée, à penser que le but de la procédure initiée au Bénin visait autre chose que la sanction pénale des auteurs. La gravité des faits en ce qu’ils dépassent les limites du droit pénal pour se retrouver sur le terrain du droit international, la violation de la souveraineté territoriale de l’Etat togolais, ne militent pas en faveur d’une procédure sommaire. D’ailleurs, l’Etat togolais qui en est victime pouvait faire valoir ses droits et intérêts dans le cadre d’une procédure plus appropriée impliquant une coopération judiciaire ou policière franche dans l’intérêt des deux Etats.
En conclusion, au regard des éléments ci-dessus présentés, vous comprenez désormais que la décision rendue par une juridiction pénale étrangère (la CRIET béninoise) n’a pas, au Togo, l’autorité de la chose jugée. Le principe non bis in idem se s’applique pas en l’espèce. Par conséquent, il n’existe aucun obstacle juridique à l’action publique déclenchée par le procureur de Lomé. Elle ira donc jusqu’à son terme.
Je vous remercie.
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